Je prépare une randonnée hivernale de quelques jours et je vais partir accompagnée. Je suis au nord de l’Auvergne, dans une région de moyenne montagne située entre la plaine de l’Allier et les Monts de la Madeleine. C’est dans un village de la Montagne bourbonnaise, à Ferrières-sur-Sichon, que le grand-père de Justin vivait une partie de l’année. La vieille maison aux épais murs de pierre nous accueille avec son poêle et ses courant d’air. C’est l’hiver. À plusieurs reprises déjà, des flocons ont recouvert le jardin. Nous n’avions pas envisagé de randonner en compagnie de la neige, mais elle s’est invitée cette année alors nous avons adapté notre matériel à la dernière minute : une épaisse couverture de survie, une paire de guêtres et une paire de gants chauds, une gourde isotherme et une autre qui servira de bouillotte dans le duvet. Ces ajustements sont minimes mais je sais qu’ils pourront faire la différence. Lors de mes précédentes randonnées hivernales, j’ai appris que le réconfort pouvait se cacher dans les détails.
Pour écouter l’épisode du podcast Mes carnets de marche à propos de cette randonnée, c’est ici.
30 décembre 2020 (jour 1) – Lorsque j’ouvre les volets de ma chambre, je découvre le jardin blanchit par la neige qui est tombée pendant la nuit. Je descends me préparer une grande tasse de thé que je bois à petites gorgées. Une intuition m’invite à profiter de cette chaleur si plaisante dont je risque de manquer les prochains jours. Les mains enroulées autour de la tasse fumante, je tourne la tête vers la porte d’entrée. Mon regard se pose sur mon vieux sac délavé qui attend sagement d’être sanglé autour de mes hanches. J’enfile mes épaisseurs de vêtements, j’ajuste mes guêtres, et à 9h30, je quitte la maison avec Justin.
Sur la petite route qui s’éloigne du village, quelques véhicules sont déjà passés. Nous progressons sur un chemin forestier bordés de pins douglas alignés comme un régiment au garde à vous. Ces conifères sont reconnus pour leur croissance rapide et sont généreusement plantés dans la région. Un bruit de moteur se fait de plus en plus assourdissant et bientôt nous apercevons un tracteur. Trois personnes sont là, peut être les exploitants. Nous les saluons tout en continuant notre route. Je suis impatiente de plonger dans le silence de la forêt enneigée.
Au fur et à mesure que nous montons, la couche de neige s’épaissit mais cela reste tout à fait possible de marcher sans raquette. Rapidement, le paysage se transforme. Nous entrons dans une forêt de feuillus dont le silence est seulement dérangé par le rythme lent de nos pas. La poudreuse semble avoir été délicatement posée sur les aspérités des écorces, sur les lichens, sur chaque branche aussi fine soit-elle. De temps à autre, sans raison apparente, un amas de neige chute d’une branche suivi d’une trainée de flocons plus légers qui tombent doucement. Curieusement, ce chemin loin de toute habitation a déjà été emprunté ce matin. Des traces de chaussures récentes se dessinent distinctement dans la neige et nous tentons d’imaginer qui est passé avant nous.
Nous descendons dans la vallée pour manger à Saint-Clément. Le village est tranquille. Nous posons nos sacs sous un abribus. Un chien, qui semble habitué des lieux, passe et repasse devant nous sans prêter attention au saucisson que nous découpons sur le banc. Une trentaine de minutes seront suffisantes pour que le froid s’immisce sous nos couches de vêtements et nous repartons sans tarder.
Dans l’après-midi, nous quittons la vallée de Saint-Clément en direction du village de Charguéraud sur les hauteurs. Au fil de la journée, le temps s’adoucit. L’humidité se substitue au froid sec, et bientôt, une pluie fine et pénétrante se met à tomber.
Vers 16h, nous traversons Charguéraud. En contrebas du village, un petit champ attire notre attention au bord du chemin. L’endroit est dégagé et isolé, c’est parfait pour la nuit. Nous tassons la neige sur un replat pour nous installer. Après avoir monté la tente, je rejoins Justin qui cherche du bois mort. En face du champ, des pins douglas nous offrent leurs branches basses, fines et cassantes. C’est bien la première fois que je trouve un intérêt pour ces allées sombres et rectilignes si pauvres en biodiversité. Je m’applique à ramasser du bois de différentes épaisseurs pour alimenter petit à petit le feu. Alors que je casse des branches, un mouvement mal contrôlé emmène ma main heurter violemment une écorce. Instantanément, je sens une douleur vive telle une décharge au bout de mon pouce. Je regarde mon doigt. Pendant quelques secondes je ne dis rien. J’attends. Comme pour assimiler l’information, prendre la mesure de la situation, sentir si la douleur augmente. Une partie seulement de l’ongle est arraché, mais un filet de sang commence déjà à se frayer un chemin à la jonction avec la peau. « Pas si grave » je me dis, « mais embêtant ». Je serre mon pouce dans le creux de mon autre main pendant que Justin cherche la trousse à pharmacie.
Une fois les premiers soins dispensés, la soirée passe tranquillement. Nos allers-retours entre la tente et le feu dessinent un couloir étroit qui laisse apparaitre des fougères sèches sous la couche de neige. Nous passons la soirée près du feu alors que la nuit tombe. Le bois mouillé siffle et produit des claquements secs. Je suis absorbée par le spectacle des flammes qui ondulent et par la lumière dorée qu’elles projettent. Des braises commencent à rougeoyer, la chaleur se répand. Enthousiasmée, je me déchausse pour en faire profiter mes pieds qui sont enfermés dans mes grosse chaussures humides. Dans mon dos, je sens le froid qui se fait de plus en plus insistant. La différence de température est surprenante. Autour de nous, loin de l’auréole lumineuse diffusée par le feu, la nuit conserve une clarté particulière, un bleu argenté caractéristique de ces nuits de neige, comme si l’obscurité n’arrivait pas tout à fait à s’installer.
31 décembre (jour 2) – Dans la nuit, je suis réveillée par mon doigt qui me lance. Sans ouvrir les yeux, je visualise les bouts d’écorce glissés entre la peau et l’ongle que je n’ai pas réussi à nettoyer. Ça me brûle drôlement… « Ce sont mes anticorps qui bataillent contre une éventuelle infection, allez courage ! » Je me le répète en essayant de me rendormir.
Mon pouce est bien la seule partie de mon corps qui a eu chaud pendant la nuit ! J’ai dormi d’un sommeil entrecoupé par de multiples réveils. Au petit matin, l’air à l’intérieur de mon duvet est tiède, pourtant mon corps tout entier frissonne. Mes pieds. Ce sont toujours mes pieds qui souffrent le plus. Je gigote dans mon duvet pour les frotter l’un contre l’autre, puis je les frictionne vigoureusement entre les paumes de mes mains. Je les encourage avant de les plonger dans mes chaussures glacées « ça va allez mes petits pieds, vous allez vous réchauffer en marchant, ça mettra un peu de temps, mais ça viendra ».
Pour Justin, la nuit a été encore plus rude. L’isolation de son matelas n’était pas suffisante et le poids de son corps l’écrasait inéluctablement vers le sol gelé, le froid s’est collé à lui tel une seconde peau. Alors ce matin, il me regarde avec des yeux plein de sommeil. Je lui tends une tasse remplie d’eau chaude et nous faisons le point. Ces températures négatives sont une épreuve pour le corps et le moral. Justin s’inquiète surtout pour les prochaines nuits car, dans 2 jours, nous aurons encore gagné de l’altitude. J’entends ses doutes, ce n’est pas simple de garder confiance et de profiter dans ces conditions, alors nous décidons de rentrer.
Nous retrouvons plusieurs portions de chemin empruntés la veille mais le paysage a beaucoup changé. La neige a fondu et je peine à reconnaître certains endroits. Tout est humide, boueux, spongieux. Certains chemins se sont transformés en petits ruisseaux. Savoir que nous allons rentrer bientôt nous donne un côté insouciant, mes pieds mouillés ne sont plus si problématiques que ça.
Nous arrivons sur un terrain qui appartient à la famille de Justin en fin de journée. Il est situé sur les hauteurs du village de Ferrières, à une heure de marche environ de la maison. Plusieurs bâtiments en ruines occupent un replat qui surplombe la vallée. Seule la bergerie possède encore un toit. C’est une construction sommaire avec de la terre battue au sol et d’épais murs de pierre sèche. Il n’y a pas de porte, simplement une très large ouverture encadrée de pierres de taille et d’un linteau imposant pour laisser entrer facilement le bétail. Nous posons nos sacs et consacrons la dernière heure du jour aux tâches essentielles : remplir nos gourdes à la source, ramasser du bois. Pendant que nous allumons le feu, la nuit tombe et la pluie se transforme en neige. J’entends le bruit feutré des gros flocons qui se posent. Cette mélodie discrète est bientôt couverte par le crépitement rassurant du feu qui s’intensifie. C’est le réveillon et nous avons de quoi festoyer ! Nous trinquons avec une soupe chaude, nous mangeons notre meilleur plat lyophilisé, et nous grignotons du chocolat. Cela me suffit amplement. J’apprécie ce moment privilégié que nous partageons, loin du bruit et de l’agitation, sur cette colline que la neige recouvre doucement.
1er janvier (jour 3) – Le réveil sonne avant le lever du soleil. Je perçois une lueur pâle en regardant par l’ouverture du bâtiment, j’ai l’impression qu’il a beaucoup neigé pendant la nuit. Au fond de la bergerie, il n’a pas fait aussi froid que sous la tente. À l’aide de ma frontale, j’allume le réchaud pour faire bouillir de l’eau que je verse dans la gourde isotherme. Puis, accompagnée de Justin, je grimpe l’escalier extérieur qui permet de rejoindre le premier étage du bâtiment. La lueur du jour commence à poindre et nous attendons que le jour se lève. Il règne un silence incroyable.
Nous prenons notre temps pour rejoindre le village. Ce sont les derniers instants de cette marche hivernale et la Montagne bourbonnaise nous offre un spectacle merveilleux. Les nuages sont bas et drapent le ciel d’une multitude de nuances grises. Les branches des arbres alourdies de neige se courbent vers le sol et se détachent avec précision dans ce décor vaporeux. Quelques troncs sombres semblent être dessinés au crayon noir dans les étendues blanches des champs. Pas de bruit, pas de trace humaine, juste des empreintes de chevreuils dans la poudreuse. Je m’arrête souvent pour profiter de la beauté du paysage, et sans doute aussi pour retarder un peu le moment où je quitterai cet endroit. Chacun de mes pas me rapproche du village, et bientôt une première habitation apparaît, suivi par la route principale, puis la petite allée qui descend, et enfin, la porte accueillante de la maison.