Précédemment…
Après une préparation de plusieurs mois, je suis arrivée en Inde début septembre. J’ai passé plusieurs jours à 3500 mètres d’altitude dans la principale ville du Ladakh pour commencer mon acclimatation. J’ai aussi fait la connaissance des trois Ladakhis qui m’accompagnent dans cette aventure ! [Ladakh – partie 1]
6 septembre (jour 6) – La première nuit à 3700 mètres sous tente se passe étonnamment bien : je ne souffre ni d’insomnie ni du froid dans mon épais duvet gonflé de plumes.
À 8h, c’est le départ pour la première journée de marche… Et ça commence fort ! Les contraintes de l’itinéraire nous obligent à outrepasser les précautions d’usage… Le campement de ce soir est situé à 4750 mètres. J’avale à titre préventif 1/4 de Diamox, un médicament reconnu pour soulager les maux liés à une ascension rapide. Le ciel est moutonné et je quitte le camp avec Daniel, Pierre et notre guide Sonam alors que Chombel et Iché finissent de bâter les chevaux. Nous passons devant les quelques maisons du village de Shang Sumdo puis nous abandonnons la route de terre pour nous engager dans une large vallée dont les parois imposantes se resserrent à mesure que nous progressons. La roche beige et grise devient rose et se nerve de pourpre.
L’effort de la marche est conséquent mais, étonnamment, il est loin d’être épuisant. Je me ménage et je bois énormément. Le groupe progresse tranquillement et s’arrête toutes les heures pour grignoter.
Alors que nous pique-niquons au bord d’un cours d’eau, Iché et Chombel nous rattrapent et s’engagent sur le versant opposé à une vitesse impressionnante. Une bande de bharals, une espèce de caprins himalayen, caracole sur l’escarpement rocheux au-dessus de nous.
Les derniers cent mètres avant d’arriver au camp sont raides… J’avance avec lenteur, le souffle court. Je ne ressens aucune fatigue musculaire mais je suis absolument incapable d’allonger le pas. Curieuse sensation liée au manque d’oxygène. L’amplitude de ma foulée est si réduite qu’elle fait à peine la taille de ma chaussure ! Et pourtant, même à cette allure, le sang cogne mes tempes et ma tête commence à résonner… Devant moi, Pierre ralentit aussi… Le camp n’est plus très loin maintenant, je m’arrête pour récupérer mon souffle et boire quelques gorgées d’eau en avalant un gramme de paracétamol. Concentrée sur ma marche, je n’avais pas pris le temps d’observer attentivement le paysage. Maintenant que je suis arrêtée, je suis époustouflée, la vallée me semble démesurée.
Il est 13h, et nous prenons de l’altitude depuis ce matin. Pour pallier au manque d’oxygène liée à la diminution de la pression atmosphérique, le corps met en place des mécanismes de compensation. Certains sont quasi instantanés comme l’hyperventilation ou l’accélération de la fréquence cardiaque. S’ils ne suffisent pas pour rétablir une oxygénation normale, l’organisme va alors produire plus de globules rouges, qui, grâce aux molécules d’hémoglobine, transportent l’oxygène de nos poumons vers toutes les cellules de l’organisme. Aussi fabuleux soit-il, ce mécanisme met plusieurs jours à se mettre en place et en attendant, divers symptômes forts sympathiques peuvent apparaître et se cumuler : mal de tête, vertige, vomissement, perte d’appétit, insomnie. C’est ce qu’on appelle le MAM (Mal Aigu des Montagnes). Toutes ces manifestations ne sont pas la preuve d’un défaut d’entraînement, ce sont des signes d’une acclimatation incomplète à l’altitude. Même les meilleurs alpinistes ressentent le mal aigu des montagnes ! Souvent bénignes, il faut savoir reconnaître les manifestations d’un MAM afin d’adapter sa progression en altitude et éviter de mettre sa vie en danger… Car dans les cas les plus graves, le MAM aboutit à un œdème (cérébral et/ou pulmonaire) de haute altitude.
Vers 14h, j’aperçois la tente blanche plantée par Iché et Chombel ! Je suis à Lartse (4750 m) et je me sens plutôt bien. Toutefois, les effets du MAM n’étant pas tous instantanés, rien n’est encore gagné et je reste (très) tranquille le reste de l’après-midi : repos sous la tente à l’abri du vent et toilette frisquette dans un ruisseau près du camp m’occupent jusqu’au dîner ! Mon mal de tête se fait toujours sentir et je teste l’aspirine qui semble mieux fonctionner, c’est bon signe. J’avais prévu le coup : prendre deux molécules différentes (paracétamol + aspirine) que je peux cumuler sans risque de surdosage. À 18h, à table ! Comme la veille, le repas est copieux : soupe, momos de légumes (une sorte de ravioli), pâtes à la sauce tomate, et lait sucré aux vermicelles en dessert.
7 septembre (jour 7) – La nuit se passe bien, pas d’insomnie ni de douleur. Chombel apporte un thé brûlant à 6h30 que je bois en avalant une aspirine et 1/4 de Diamox. Je range et je déplante la tente avant d’aller petit déjeuner à 7h passées de quelques minutes. 8h, c’est le départ ! Malgré quelques trouées de ciel bleu, les nuages sont inquiétants. Je quitte la vallée rose en direction du Konmaru La (5260 m). Un col est appelé La dans l’Himalaya, c’est le point le plus bas entre deux sommets.
À mesure que je progresse dans la poussière, le glacier accroché à la montagne en face grossit, le ciel s’encombre de nuages et le froid descend du ciel, quelques flocons virevoltent. Je me concentre sur mes minuscules enjambées que j’essaie de rendre automatique. L’altitude force à la lenteur et m’oblige à modifier ma cadence habituelle de marche. Si j’avance un peu trop vite ou que je perds le rythme de ma respiration, je m’essouffle instantanément et plusieurs dizaines de secondes me sont nécessaires pour retrouver mon souffle. Comme la veille, les Ladakhis et les chevaux me doublent avec aisance.
Le Konmaru La (5260 m), c’est mon premier col ! J’entends pour la première fois le froissement caractéristique des drapeaux de prières secoués par les rafales. Selon les adeptes du bouddhisme tibétain, les formules sacrées imprimées sur les tissus sont emportées par le souffle du vent qui les transmet ainsi aux dieux et à tous ceux qu’il touche dans sa course. Sonam explique qu’il est de coutume au Ladakh de prononcer une prière au passage des cols : « ki ki so so lha gyal lo », pouvant se traduire comme « victoire aux dieux ». Les Ladakhis la crient avec une détermination joyeuse pour diffuser un message de paix et d’harmonie pour leur famille, leurs amis, et l’univers tout entier.
Vers 11h30, c’est la pause pique-nique. Des petits rongeurs gambadent autour de nous. Ce midi là, il fait froid, il pleut légèrement, j’avale rapidement mon sandwiches ! Au loin, un yak fouille le sol à la recherche de minces touffes d’herbe.
Avant d’arriver au camp, je croise la route d’un « casseur d’os ». Le gypaète barbu est un grand vautour de 3 mètres d’envergure qui se nourrit principalement d’os. Il brise les plus gros en les laissant tomber sur les rochers afin qu’ils soient plus faciles à avaler. C’est le seul vautour à pouvoir se nourrir de ce qui reste après le passage des autres charognards, notamment les vautours fauves ou les grands corbeaux. Celui-ci me survole. Curieux ou profitant simplement d’un courant d’air, il plane juste au dessus de ma tête. Il est si proche que j’entends le vent filer entre les plumes de ses immenses ailes déployées.
De loin, j’aperçois le camp investi de tentes. Ces taches jaunes fluo et rouges écarlate sont les seules pointes de couleur dans une immensité ocre et brumeuse. Une trentaine d’alpinistes indiens se sont installés. Le Ladakh est devenu une destination touristique récemment convoitée par les occidentaux mais surtout par les riches « indiens du sud » dont la langue, la culture et la religion sont très différentes des habitants des montagnes. Face aux comportements irrespectueux de certains individus, en particulier dans les monuments sacrés, le trouble et l’irritation des Ladakhis sont palpables. Tourisme, argent, modernité, tradition, l’équilibre se redéfinit sans cesse depuis l’ouverture des frontières du Ladakh en 1974.
Lorsque j’atteins le KY Base Camp (4750 m) vers 14h, tout le monde est déjà arrivé, nos tentes bleues sont plantées, Sonam et Chombel ont déjà fait cuire le riz aux légumes pour le second déjeuner. Je mange 4 fois par jour pour lutter contre le froid. Un brouillard enveloppe le camp à mesure que l’après-midi s’écoule. Le camp est installé au pied de la face nord de la montagne, à quelques centaines de mètres d’un immense glacier dont l’invisible et pénétrante coulée d’air froid glisse jusqu’à moi.
8 septembre (jour 8) – Les gestes s’automatisent, les habitudes s’installent, le rangement s’optimise et j’arrive pile à l’heure pour le petit déj ! Thé, porridge, œufs, énormes pancakes ou chapatis (crêpe faite avec de la farine d’orge) sur lesquels le miel durcit par le froid ne s’étale pas, mais qu’importe.
Lorsque le groupe se met en route, la montagne est toujours enveloppée de brouillard. La nuit a saupoudré de quelques flocons la roche couleur de cendre. Dans ce paysage figé, je distingue les silhouettes de Pierre et de Sonam qui se sont arrêtées face à la langue d’un glacier. Sans repère dans la brume, nous avons dévié de notre itinéraire.
Je passe le Konka Nongpo La (5080m) et les nuages se dissipent, laissant se découper quelques sommets enneigés qui frôlent les 7000 mètres d’altitude. Le Ladakh porte bien son nom, ce « pays des hauts cols » est cerné de montagnes infranchissables en hiver qui coupent du monde, encore aujourd’hui, certaines vallées pendant plusieurs mois. Des dotcheu (offrandes de pierres) ponctuent le chemin et sont souvent surmontées par un crâne de vieux bharal.
L’éclaircie me laisse naïvement espérer une fin d’après-midi sans pluie, mais les nuages me rattrapent et je patauge sous une averse pendant 2h en essayant de suivre le parapluie vert de Sonam. Une fois au camp (Yakrupal, 4800 m), Pierre creuse des rigoles autour de la tente alors que j’enlève mes habits trempés, puis tout le monde se retrouve sous la tente blanche pour le thé et le plat de riz aux légumes ! Pour moi, l’arrivée au camp s’accompagne chaque jour d’un plaisir immense. Contrairement à nos habitats en épaisse toile sombre, la tente blanche est lumineuse. C’est une mono-toile déglinguée dont la fermeture cassée la condamne aux courants d’air. Les souffles froids ne sont que partiellement freinés par des caisses de nourriture. L’humidité du sol s’imbibe dans le matelas en mousse et me glace les fesses. Dehors, j’entends le souffle du vent, le ruissellement du torrent, le crépitement de la pluie ; dedans, la cocotte minute siffle, les casseroles tintent, Iché raconte des histoires en ladakhi et son rire imprègne l’espace. À mesure que les jours passent, la tente s’emplit un peu plus de chaleur et de sourire.
9 septembre (jour 9) – Aujourd’hui encore, le temps est maussade et se dégrade alors que j’approche de Zalung Karpo La (5197m). Les jours et les averses se succèdent, mais cette fois, je suis suffisamment en altitude pour éviter la pluie. Les flocons tombent droit et enveloppent la montagne d’un voile blanchâtre, doux et silencieux, glacial. Je n’entends que le froissement de ma veste et les particules de neige qui s’y posent. La vapeur de mon souffle, rapide et régulier, se perd dans la brume.
Au col, il neige toujours. Pierre et Sonam m’attendent. Daniel qui a été plus rapide, a commencé à redescendre pour ne pas se refroidir. C’est vrai que le vent souffle ici… Mais je prends le temps de prononcer la prière aux dieux en tournant autour du latsa, ce petit édifice auquel sont accrochés les drapeaux de prières secoués par le vent. C’est inimaginable, d’être là, à 5200 mètres, dans une mer de nuages, immergée dans un univers en nuances de gris. Quelques secondes pour réaliser que les flocons fouettent mon visage, puis je file sur un petit chemin caillouteux vers la vallée. Sur ce versant, le ciel est dégagé, je bois un jus de fruit et grigne quelques fruits secs. Au déjeuner, je profite d’une brève éclaircie.
Encore une fois, j’arrive au camp trempée et crottée (Tantse, 4280 m). Mettre un pied devant l’autre n’a rien de difficile, même à plus de 4000 mètres comparé à cette pluie froide qui s’infiltre partout jour après jour. Je suis humide constamment, mes vêtements, ma tente, mon matelas, mon duvet, mes chaussures, plus rien ne sèche. C’est pesant pour l’ensemble du groupe mais personne n’est de mauvaise humeur, personne ne se plaint, nous trouvons le moyen d’accepter la situation. Lorsqu’un rayon de soleil disperse subitement les nuages, je découvre des pics roses, beiges et gris. La vision de ce décor fabuleux m’émerveille, me console du mauvais temps, je suis enveloppée par la beauté du paysage. Peu importe le froid et la pluie, je n’aimerais être nulle part ailleurs.
10 septembre (jour 10) – La pluie nocturne cesse au lever du jour. Je progresse dans une vallée encaissée et humide où poussent de jeunes saules. Bientôt, il faut traverser une rivière ! Tout le monde se déchausse et plonge prudemment les pieds dans l’eau trouble et glacée. La rivière est remuée par un fort courant.
Aujourd’hui, c’est incroyable ! Nous pique-niquons accompagnés d’un ciel partiellement bleu près d’un lhatho. Ce monument sacré sert de demeure aux esprits protecteurs. Des pierres plates sont disposées partout sur l’édifice et sont toutes gravées d’un célèbre mantra bouddhiste « om mani padme hum » (écrit en tibétain ci-dessous). Un mantra est une formule répétée sans cesse avec un certain rythme, dans un exercice de méditation ou à des fins religieuses.
ཨཾོམཎིཔདྨེཧཱུྃ
Notre campement est composé de trois tentes. Daniel dort dans l’une des tentes bleues, nous avons l’autre avec Pierre. Chombel et Sonam passent leurs nuits sous la tente blanche. Quant à Iché, il confectionne un muret avec les couvertures qui servent à bâter ses chevaux et s’installe sous une grande bâche bleue. Tout le reste de la journée, les nuages menaçants sont chassés par le vent qui les garde à distance du camp. Après trois jours de pluie, je suis soulagée que la situation change enfin ! Et comme les autres, je sors mon duvet et mon matelas pour leur faire profiter des précieuses minutes de soleil !
La suite du voyage
Ladakh 3/4
Sur les hauts plateaux, là où le temps s’étire